Note de lecture et extraits : Antkind, Charlie Kaufman
Note de lecture
B. Rosenberger Rosenberg, un critique de cinéma, découvre un film que personne n'a jamais vu, un chef-d'œuvre d'animation d'une durée de 3 mois, qui a pris 90 ans à son auteur. Cet auteur meurt durant la projection. Puis B., qui a embarqué les bobines du film avec lui, les voit brûler dans l'incendie de son camion. Le critique essaie ensuite tant bien que mal – plutôt mal, au prix d'un certain délire – de reconstituer de mémoire le chef-d'œuvre perdu.
Quelle logorrhée ! Plus de 800 pages de divagations et digressions parfois brillantes et hilarantes, qui captent par un sens de l'absurde et de l'autodérision uniques, par une exploration assez dingue de différents niveaux de conscience, de réalité, de temporalité, jusqu'à nous perdre malheureusement en longueurs absconses et fastidieuses. Objet livresque non identifié.
Extraits
Joyeux anniversaire
Cher Journal, j'ai cinquante-huit ans aujourd'hui et personne ne m'a envoyé d'e-mail. Ma petite amie doit être en train de tourner, et il y a un décalage horaire important, aussi n'ai-je pas encore perdu tout espoir. Seulement quarante-trois "Joyeux Anniversaire" sur Facebook. Le nombre moyen de "Joyeux Anniversaire" sur Facebook est de soixante-dix-neuf. Il m'en manque trente-six, l'âge de Jésus quand il est mort, plus trois. Coïncidence ? Je me sens seul.
Regarder un film sept fois
Tout film un tant soit peu consistant, vous savez, afin d'être correctement compris, doit être regardé au moins sept fois. [...] Que je m'explique : le premier visionnage doit être accompli en ne recourant qu'à l'hémisphère droit, le soi-disant centre cérébral intuitif. [...] J'ôte ma "casquette" de critique [...] et je regarde le film en béotien, c'est-à-dire sans aller piocher dans la vaste bibliothèque d'histoire du cinéma située au cœur de mon central cérébral [...]. J'appelle ce premier contact l'Expérience du Singe Anonyme, ainsi nommée en raison du manque d'intellectualisme et d'ego du singe et de sa passion sauvage débridée. [...] Phase numéro deux : Pourquoi ? Lors du deuxième visionnage, j'ôte ma casquette de Singe Anonyme et revêts ma "casquette" de psychologue, qui n'est pas une vraie casquette – d'où ces guillemets dessinés en l'air – mais plutôt une attitude ou une approche du film [...]. Ce visionnage "pourquoi" exige que je m'enfonce profondément dans ma propre psyché et découvre mes liens personnels avec le film. [...] La Phase numéro trois se résume à : Comment ? C'est là que je puise dans mes vastes connaissances cinématographiques pour explorer la manière dont le ou la réalisateur.trice parvient à ses fins. Que signifie ce "pano" ? En quoi ce "zoom" est-il essentiel ? [...] En outre, c'est là que je me préoccupe des références à d'autres films faites par le réalisateur. [...] Phase numéro quatre : visionnage inversé. Conçu pour regarder le film comme une "expérience avant-gardiste non-narrative dans une langue étrangère". En d'autres termes, ça me permet de voir le film comme une suite d'images désencombrée de sens. Ceci, cher Ingo, m'aide à envisager le film à la manière d'une construction purement esthétique. L'animal humain est programmé dans son ADN pour se demander pourquoi. Le besoin de causalité est inscrit dans notre cerveau. Mais "pourquoi" est indubitablement une construction humaine typique. Je crois personnellement que "pourquoi" n'est pas un trait indépendant de l'univers. L'univers ne pose pas de questions. L'univers ne demande pas comment fonctionne un micro-ondes. L'univers est, tout simplement. Aussi, en retirant la narration, le concept de causalité, le pourquoi est supprimé, de même que l'ordre supposé, et le film peut-être vu – du moins c'est l'espoir que j'ai – comme il est vu par l'univers lui-même. Phase numéro cinq : tête en bas. Nous autres Américains, nous considérons la gravité comme allant de soi, je pense que vous serez d'accord là-dessus. C'est peut-être vrai dans d'autre cultures ; je ne saurais l'affirmer. Mais ici la gravité se résume à : Des trucs tombent, autant s'y faire. En ignorant ces effets sur nous et sur le monde physique, nous ignorons ses effets sur nos psychés. Regarder un film tête en bas me permet de me concentrer sur cet aspect de l'œuvre. [...] Après le visionnage tête en bas, vient la Phase six, je regarde alors le film une nouvelle fois d'une façon plus conventionnelle afin de cimenter ma réaction et de situer le film – si possible – sur mes nombreuses listes : meilleurs films de l'année, meilleurs films de la décennie, meilleurs films du siècle, meilleurs films de tous les temps. Puis même chose dans chaque genre : horreur, comédie, western, thriller, action, drame, science-fiction, guerre, étranger. Puis par performance : acteur, actrice, actiel, second rôle masculin, second rôle féminin, second rôle neutre. Puis par réalisation, mise en scène, montage, musique, scénario, casting, meilleurs films LGBTQIA : meilleur iel, meilleur iel, meilleur second iel, meilleur second iel. C'est une tâche horriblement chronophage, mais nécessaire. Sans ces listes établies par de véritables critiques éclairés, le spectateur lambda se retrouverait à la merci des faiseurs de Hollywood et des stars prétentieuses. La Phase sept consiste à ne pas regarder le film. Telle est ma méthode en sept phases pour parvenir à une vision éclairée du film.
Vivre un film
Un film n'est pas seulement l'image sur l'écran, le son qui sort des enceintes. C'est la traduction de tout cela par le cerveau. C'est le milieu social. C'est l'année où vous le voyez, votre âge, l'état de votre mariage. C'est ce qui vous est arrivé en vous rendant au cinéma, ce que vous pensez qui va se passer ensuite, c'est la personne assise à vos côtés. C'est l'odeur qu'elle dégage. C'est la personne assise devant vous. La personne derrière qui donne, ou pas, des coups de pied dans votre dossier. C'est votre inquiétude après le coup de fil du médecin. C'est le fait d'avoir baisé. Ou pas. Ou la perspective de baiser. Ou le fait de savoir que plus jamais vous ne baiserez. C'est le fait d'être jaloux : du réalisateur, du couple qui se pelote devant vous. C'est le pop-corn. Les M&M's. Le fait de devoir aller aux toilettes. Le fait qu'une personne mange un sandwich au thon. L'a-t-elle introduit en douce ? Ça semble injuste, que ceux qui trichent aient droit aux sandwiches et nous autres à de la merde. C'est la suspension de votre incrédulité. La scène qui déclenche un haussement de sourcils. C'est votre critique du jeu des acteurs. C'est vous, essayant de vous rappeler où vous pensez avoir déjà vu cet acteur. C'est votre prédiction de ce qui va se passer ensuite dans le film. C'est votre fierté quand vous avez raison. C'est votre surprise quand le réalisateur déjoue votre attente. C'est la vie, qu'on ne vit qu'une fois.
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