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Contre-enquête et contrepoint

  • Photo du rédacteur: Le roi de Finlande
    Le roi de Finlande
  • il y a 1 jour
  • 4 min de lecture

Note de lecture et extraits : Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud


Note de lecture


L'idée de base est excellente, sa concrétisation intelligente et toujours intéressante, même si l'on n'atteint pas les sommets littéraires et la puissance de la source d'inspiration, L'Étranger, d'Albert Camus. Kamel Daoud donne un prénom (Moussa), une dignité et une histoire à "l'Arabe" du roman de Camus, la victime de Meursault. Cela, via le récit de son frère, Haroun, qui revisite l'événement meurtrier et tout ce qui a suivi. C'est donc l'autre versant de l'histoire de Camus, le versant froidement ignoré par Meursault, aveuglé par son indifférence à tout et peut-être par un racisme sous-jacent. Daoud complète habilement un puzzle lacunaire avec une histoire familiale imaginaire et une histoire nationale (celle de l'Algérie) bien réelle. Le jeu d'échos entre les deux romans est subtil. Et encore plus subtil est le parallélisme, ou la mise en regard, qui est établi progressivement entre la vie, la personnalité de Haroun, et la vie, la personnalité de Meursault. Comme un troublant contrepoint. Où Haroun apparaît également comme un étranger au monde et aux autres. Asséché qu'il est par le soleil noir d'un deuil familial, entre le fantôme d'un frère et l'emprise d'une mère bien vivante. Il est aussi question d'indifférence (relative) et de défiance vis-à-vis de la religion comme de la société des hommes. Une façon d'être qui dépasse les différences individuelles et sociales. Tous les chemins mènent à l'absurde.


Couverture du livre Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud, Babel, Actes Sud

Extraits


Incipit

Aujourd'hui, M'ma est encore vivante.

Elle ne dit plus rien, mais elle pourrait raconter bien des choses. Contrairement à moi, qui, à force de ressasser cette histoire, ne m'en souviens presque plus.

Je veux dire que c'est une histoire qui remonte à plus d'un demi-siècle. Elle a eu lieu et on en a beaucoup parlé. Les gens en parlent encore, mais n'évoquent qu'un seul mort – sans honte vois-tu, alors qu'il y en avait deux, de morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, au point qu'il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu'il reçoive une balle et retourne à la poussière, un anonyme qui n'a même pas eu le temps d'avoir un prénom.

Je te le dis d'emblée : le second mort, celui qui a été assassiné, est mon frère. Il n'en reste rien. Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar, à attendre des condoléances que jamais personne ne me présentera.


De l'importance d'avoir un prénom

Songes-y, c’est l’un des livres les plus lus au monde, mon frère aurait pu être célèbre si ton auteur avait seulement daigné lui attribuer un prénom, H’med ou Kaddour ou Hammou, juste un prénom, bon sang ! M'ma aurait pu avoir une pension de veuve de mar­tyr et moi un frère connu et reconnu au sujet duquel j’aurais pu crâner. Mais non, il ne l’a pas nommé, parce que sinon, mon frère aurait posé un problème de conscience à l’assassin : on ne tue pas un homme facilement quand il a un prénom.


Écriture

Il écrit si bien que ses mots paraissent des pierres taillées par l'exactitude même. C'était quelqu'un de très sévère avec les nuances, ton héros, il les obligeait presque à être des mathématiques.


Écriture (bis)

J'ai brièvement connu le génie de ton héros : déchirer la langue commune de tous les jours pour émerger dans l'envers du royaume, là où une langue plus bouleversante attend de raconter le monde autrement. C'est cela ! Si ton héros raconte si bien l'assassinat de mon frère, c'est qu'il avait atteint le territoire d'une langue inconnue, plus puissante dans son étreinte, sans merci pour tailler la pierre des mots, nue comme la géométrie euclidienne. Je crois que c'est cela le grand style finalement, parler avec la précision austère que vous imposent les derniers instants de votre vie. Imagine un homme qui se meurt et les mots qu'il prononce. C'est le génie de ton héros : décrire le monde comme s'il mourait à tout instant, comme s'il devait choisir les mots avec l'économie de sa respiration. C'est un ascète.


Arabe

Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. C’est comme la négritude qui n’existe que par le regard du Blanc.


Religion

La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. Je déteste les vendredis depuis l’Indépendance, je crois. Est-ce que je suis croyant ? J’ai réglé la question du ciel par une évidence : parmi tous ceux qui bavardent sur ma condition – cohortes d’anges, de dieux, de diables ou de livres –, j’ai su, très jeune, que j’étais le seul à connaître la douleur, l’obligation de la mort, du travail et de la maladie. Je suis le seul à payer des factures d’électricité et à être mangé par les vers à la fin. Donc, ouste !


Religion (bis)

Le vendredi, tous les bars sont fermés et je n'ai rien à faire. Les gens me regardent curieusement parce qu'à mon âge je ne prie personne et ne tends la main à personne. Cela ne se fait pas d'être si proche de la mort sans se sentir proche de Dieu. "Pardonne-leur [mon Dieu], car ils ne savent pas ce qu'ils font." De tout mon corps et de toutes mes mains, je m'accroche à cette vie que je serai seul à perdre et dont je suis le seul témoin. Quant à la mort, je l'ai approchée il y a des années et elle ne m'a jamais rapproché de Dieu. Elle m'a seulement donné le désir d'avoir des sens plus puissants encore, plus voraces, et a augmenté la profondeur de ma propre énigme. Ils vont tous vers la mort à la queue leu leu, moi j'en reviens et je peux dire que, de l'autre côté, c'est seulement une plage vide, sous le soleil.


Nuit complice

Je ne suis cependant qu'un homme assis dans un bar. C'est la fin du jour, les étoiles surgissent une à une et la nuit a déjà donné au ciel une profondeur vertigineuse. J'aime ce dénouement régulier, la nuit rappelle la terre vers le ciel et lui confie une part d'infini presque égale à la sienne. J'ai tué pendant la nuit et, depuis, j'ai son immensité pour complice.



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