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Ce qui échappe à notre entendement rend le monde plus vaste

  • Photo du rédacteur: Le roi de Finlande
    Le roi de Finlande
  • 11 mai
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 juin

Note de lecture et extraits : Ton absence n'est que ténèbres, Jón Kalman Stefánsson


Note de lecture


Le narrateur, amnésique, se retrouve dans une église, assis non loin d'un personnage mystérieux. À côté de cette église, il y a un petit cimetière dont l'une des tombes porte une citation de Kierkegaard, "Ton souvenir est lumière, et ton absence ténèbres". Nous sommes sur un fjord islandais. Au fil de ses rencontres, le narrateur va écouter beaucoup d'histoires tout en essayant de reconstituer la sienne. Il va noircir beaucoup de pages tout en mettant en lumière progressivement, au gré de récits croisés, les vies de nombreux personnages, tout en assemblant, façon puzzle, les morceaux de ce qui se révèle être une saga familiale, tout en méditant sur la destinée, les amours contrariées, les relations filiales, l'importance effective et symbolique des lombrics, tout en contemplant les beautés âpres d'une terre froide et de cieux infinis, tout en constituant la playlist musicale de la camarde (la mort) pour mieux réunir les vivants et les défunts.

Il y a du Garcia Marquez, façon Cent ans de solitude, dans ce roman islandais, fleuve, foisonnant, fragmenté à l'extrême, qui jongle entre fantastique et naturalisme, philosophie et trivialité, littérature et musique. On est charmé de suite, puis on se perd un peu entre les différents personnages et les différentes époques ; on se lasse aussi, à mi-parcours, des digressions et autres flottements narratifs ; mais on est rattrapé par le flot de plus en plus entraînant des rivières qui mène au même fleuve, par une écriture virevoltante, tout à tour amusée, poétique, émouvante, par un sens savoureux du décalage, en général, et une fantaisie particulière dans les titres et sous-titres de chapitres, par une foi immense dans la littérature.


Extraits

Couverture du livre Ton absence n'est que ténèbres, Jon Kalman Stefansson, Folio, Gallimard

Loi fondamentale

Le plus important, les choses qui vous marquent durablement, grands sentiments, expériences difficiles, chocs, bonheurs intenses – épreuves ou violences qui viennent secouer la société ou votre existence –, peuvent laisser en vous des traces si profondes qu'elles s'impriment dans votre patrimoine génétique, lequel se transmet ensuite de génération en génération – façonnant les individus qui naîtront après vous. C’est une loi fondamentale. Vos gènes charrient vos émotions, souvenirs, expériences et traumatismes d’une vie à une autre, et dans ce sens, certains d’entre nous sont vivants longtemps après leur disparition, y compris lorsqu’ils ont sombré dans l’oubli. Nous portons perpétuellement en nous le passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois, quelque part entre le sommeil et la veille. Un continent dont les montagnes et les océans influent en permanence sur les couleurs du temps et les chatoiements de lumière que nous abritons.


Ne pas expliquer, écrire, ralentir le temps

Le pasteur chauffeur de bus sourit, il laisse retomber son index, je vois que vous reprenez peu à peu vos esprits. C'est bien. Ça nous épargnera des explications. Les explications ralentissent tout, elles alourdissent, elles embrouillent les choses et leur font perdre tout intérêt.

[...] La question de votre identité est tout à fait superflue. Ce qu'il est advenu de votre ancienne vie, de vos amours et de vos trahisons n'a ici aucune importance. Ce qui compte, c'est de continuer les histoires que vous avez commencées. Je suppose que vous avez compris que vous ralentissez la course du temps lorsque vous écrivez. Il faut bien en échange que vous sacrifiiez quelque chose. Ainsi fonctionne le pacte. Et dès que vous aurez commencé, n'hésitez pas à continuer. La mort, dit un antique poème, est la sœur de l'attente.

[...] Ralentir le temps, dites-vous ? Le temps, que pouvons-nous en faire ? Selon moi, c'est un pistolet chargé, un éboulis qui s'abat sur votre vie, un hier qui ne vient jamais.

Les anciens le décrivaient comme une strophe s'achevant sur une rime bancale, répond le pasteur. Une rime bancale, un hier qui ne vient jamais, un pistolet chargé – l'arc-en-ciel est dépouillé de sa magie quand on tente de l'expliquer. On ne saurait percevoir le miracle contenu dans un baiser par une analyse chimique. Il est toujours plus intéressant de ressentir les choses que de les comprendre.

[...] Celui qui sait tout ne peut pas écrire. Celui qui sait tout perd la faculté de vivre, parce que c’est le doute qui pousse l’être humain à aller de l’avant. Le doute, la peur, la solitude et le désir. Sans oublier le paradoxe. Vous ne savez pas grand-chose, en effet, mais quand vous écrivez, votre regard a le pouvoir de traverser les murs, les montagnes et les collines. Vous assistez à la division des cellules, vous voyez le président des États-Unis trahir sa nation, vous entendez les mots d’amour murmurés à l’autre bout du pays, les sanglots qu’on verse dans un autre quartier de la ville. Vous voyez une femme quitter son mari, et un mari tromper sa femme. Vous entendez le sanglot du monde. C’est votre paradoxe, votre responsabilité et votre contrat. Vous ne pouvez pas vous y soustraire et vous n’avez d’autre choix que de continuer.

À écrire ?

Oui, quoi d’autre ? [...]

Écrivez. Et nous n’oublierons pas.

Écrivez. Et nous ne serons pas oubliés.

Écrivez. Parce que la mort n’est qu’un simple synonyme de l’oubli.


Mourir lentement

Le pire, et le plus effrayant, c’est de mourir si lentement qu’on s’en rend à peine compte. Voilà le drame, la tragédie. Vous êtes vaincus sans même avoir la possibilité de vous défendre. Ce genre de défaite occupe rarement la une de la vie et on en parle encore moins dans les romans. Peu de gens prennent fait et cause pour ces choses qui meurent si lentement qu’on ne le voit même pas. Elles ne donnent pas lieu à la composition de poèmes héroïques ou de grandes tragédies. Elles ne sont que mornes mardis, mercredis exsangues.

Mais elles peuvent être la source de la mélancolie qui vous paralyse.

Des reproches que vous vous adressez, et qui vous déchirent.


Pleurer de l'intérieur

Je ne pleure que de l'intérieur pour que mes soucis se noient.


Colère et rancune

La colère et la rancune défigurent notre pensée, elles faussent tout et nous privent d'oxygène.


L'homme est une vermine

Certains disent qu'au bout du compte, une fois qu'on a examiné les choses sous toutes les coutures et qu'on les a bien pesées, on ne peut qu'en déduire que l'homme est une vermine. Plus on se penche sur son histoire, plus on suit l'actualité, plus on est tenté de souscrire à cette conclusion. Il faut sans doute une bonne dose de cynisme et d'égoïsme doublés d'un incorrigible optimisme pour ne pas céder au découragement. Il faut probablement être sous antidépresseurs pour aimer l'humanité ou avoir foi en elle.

Comprendre implique un certain nombre de choses lourdes de conséquences, on doit prendre position, prendre ses responsabilités, alors que les préjugés et l'indifférence vous facilitent grandement la vie. L'existence est toujours plus compliquée quand on essaye de comprendre.


Lever les yeux vers les cieux

Tu dois toujours, lui avait conseillé Guðríður, sa mère, lever les yeux vers les cieux, là où règne la vie et la beauté. Prends le ciel plutôt que l'homme comme point de repère, c'est ainsi que tu deviendras grand.

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