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Radiographie d'une dictature, anatomie d'une chute

  • Photo du rédacteur: Le roi de Finlande
    Le roi de Finlande
  • 19 août
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 28 oct.

Note de lecture et extraits : La Fête au Bouc, Mario Vargas Llosa


Note de lecture


Trois récits croisés. Celui d'Urania, avocate new-yorkaise qui revient en République dominicaine trente-cinq ans après avoir quitté son pays, retrouve son père, ancien président du Sénat sous la dictature de Trujillo, à qui elle voue une éternelle rancune, et raconte à quelques membres de sa famille les raisons de son départ, suivi d'un long silence. Celui des conjurés qui ont assassiné Trujillo en 1961. Celui du dictateur dominicain, depuis ses années de formation chez les marines jusqu'à sa mort.

Ces récits prennent un peu de temps à se mettre en place et à "se lancer" vraiment, le temps de la présentation des histoires personnelles des nombreux personnages, et des contextes. Mais une fois "lancés", ils sont absolument passionnants. La construction dramatique est remarquable, alternant les points de vue et les modes de narration. Le travail de recherche historique et d'imagination semble être d'une parfaite symbiose, pour un résultat à la fois ample, précis et subtil : extraordinaires descriptions et analyses des fondements, pratiques et désagrégations d'un régime dictatorial, plongée étouffante dans les méandres du machiavélisme politique, des horribles abus de pouvoir, de la folie d'un homme, entre sphère intime et sphère publique. Politiquement édifiant et littérairement puissant.


Couverture du livre La Fête au bouc, Mario Vargas Llosa, Folio, Gallimard

Extraits


Au bonheur des requins

Quel bonheur maintenant de donner libre cours à sa rage, quand il n’y avait là aucun risque pour l’État, quand il pouvait régler leur compte aux rats, crapauds, hyènes et vipères. Le ventre des requins était témoin qu’il ne s’était pas privé de ce plaisir.


Ordre de mérite

Mon opinion sur les intellectuels et hommes de lettres a toujours été mauvaise. Dans l’échelle des valeurs, par ordre de mérite, je place en premier lieu les militaires. Hommes de devoir, ils intriguent peu, ils ne font pas perdre de temps. Ensuite les paysans. Dans les campagnes et les chaumières, dans les exploitations sucrières, on trouve des gens sains, travailleurs et qui honorent ce pays. Ensuite les fonctionnaires, les chefs d’entreprise, les commerciaux. Quant aux gens de lettres et aux intellectuels, je les place en dernier. Après les curés même. […] Un ramassis de canailles. Ceux qui ont reçu le plus de faveurs et ceux qui ont fait le plus de mal au régime qui les a nourris, habillés et comblés d’honneurs.


Le malheur d'être intelligent ou capable

Le pire qu'il puisse arriver à un Dominicain, c'est d'être intelligent ou capable. Parce qu'alors, tôt ou tard, Trujillo l'appellera à servir le régime, ou sa personne, et quand il appelle, il n'est pas permis de dire non.


Paralysie

C'était quelque chose de plus subtil et indéfinissable que la peur : cette paralysie, l'endormissement de la volonté, de la raison et du libre arbitre que ce personnage ridiculement tiré à quatre épingles, à la voix de fausset et aux yeux d'hypnotiseur, exerçait sur les Dominicains pauvres ou riches, cultivés ou incultes, amis ou ennemis, c'est bien cela qui l'avait retenu là, muet, passif, à écouter ces mensonges, spectateur solitaire de cette comédie, incapable de traduire en actes sa volonté de sauter sur lui pour en finir avec le cauchemar que vivait son pays.


Avilissement et consentement

Il y a beaucoup de choses de l’Ère que tu as fini par tirer au clair ; certaines, au début, te semblaient inextricables, mais à force de lire, d’écouter, de comparer et de penser, tu es parvenue à comprendre que tant de millions de personnes, sous le rouleau compresseur de la propagande et faute d’information, abruties par l’endoctrinement et l’isolement, dépourvues de libre arbitre, de volonté, voire de curiosité par la peur et la pratique de la servilité et de la soumission, aient pu en venir à diviniser Trujillo. Pas seulement à le craindre, mais à l’aimer, comme les enfants peuvent aimer des pères autoritaires, se convaincre que les châtiments et le fouet sont pour leur bien. Ce que tu n’as jamais réussi à comprendre, c’est que les Dominicains les plus chevronnés, les têtes pensantes du pays, avocats, médecins, ingénieurs, souvent issus des meilleures universités des États-Unis et d’Europe, sensibles, cultivés, expérimentés et pleins d’idées, probablement dotés d’un sens développé du ridicule, de sentiment et de susceptibilité, aient accepté d’être aussi sauvagement avilis [...].


Perdre son âme

Sais-tu pourquoi je n'ai jamais pu te pardonner ? Parce que tu ne l'as jamais vraiment regretté. Après avoir servi le Chef durant tant d'années, tu avais perdu tout scrupule, toute sensibilité, toute trace de rectitude. À l'image de tes collègues. Et peut-être du pays entier. Était-ce la condition sine qua non pour se maintenir au pouvoir sans mourir de dégoût ? Perdre son âme, devenir un monstre comme ton Chef. Rester impassible et content...


Mythe et nostalgie

C’était peut-être vrai qu’en raison des désastreux gouvernements qui avaient suivi, beaucoup de Dominicains avaient maintenant la nostalgie de Trujillo. En oubliant les abus, les assassinats, la corruption, l’espionnage, l’isolement, la peur : l’horreur devenue un mythe. « Tout le monde avait du travail et il n’y avait pas toute cette criminalité. »

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