Feuilleton littéraire
Les suites du 11 novembre 1918 ont été agitées et compliquées, entre mes fonctions officielles, la gestion de l’après-guerre et les pressions internationales pour que je renonce au plus vite au trône finlandais. Sur ce dernier sujet, je dois avouer que j’ai freiné des quatre fers. Moi le bon soldat, moi qui ai toujours exécuté promptement les ordres qui venaient "d’en haut". Le respect de la hiérarchie, la discipline... Je me trouvais désormais bloqué par un sentiment inconnu. Un peu comme si mon cœur entravait toutes les voies de ma raison dès que l'on abordait la question finlandaise. J’avais vécu ce début d’histoire monarchique avec un certain détachement. Maintenant, je ne me reconnaissais plus. On ne me reconnaissait plus.
J’ai donc reçu plusieurs missives me demandant d’abdiquer. J’y ai répondu favorablement, mais arguant toujours d’affaires plus urgentes à mener prioritairement. Après quelques semaines, "là-haut", on a commencé à se moquer, on a commencé à s’énerver. Et c’est le regard perplexe de mon entourage qui m'a fait céder. J’ai signé un bout de papier le 13 décembre 1918 ; j’ai laissé à mon secrétaire personnel le soin de rédiger la chose et lui ai demandé de rejoindre dans les meilleurs délais ceux qui voulaient me déchoir, dans les ruines du Reich, afin d’assurer le nécessaire.
Le lendemain, samedi 14 décembre, jour officiel de mon abdication, j’ai passé la matinée dans ma bibliothèque privée à feuilleter mille livres sans en lire aucun ; le midi, j’ai mangé frugalement, sans prononcer un mot. Et l’après-midi, je suis allé me promener dans les dépendances de mon château. J’y ai retrouvé par hasard la vieille bicyclette rouge de ma jeunesse. Ça m’a ému. Étrangement. Fortement. J’aurais pu pleurer si je n’avais pas été sous le regard d’un de mes hommes de main, à qui j’ai demandé de remettre la bicyclette en état sur-le-champ. Je l'ai regardé travailler. Il en était gêné. Mais c'était beau, c'était simple. J'aurais pu rester des heures dans cette contemplation. Une fois le travail terminé, j’ai demandé à ce que l'on ouvre une petite porte du domaine donnant directement sur la campagne. Sous le regard interloqué de mes gens, j’ai enfourché la bicyclette, appuyé gaillardement sur les pédales, franchi la petite porte et quitté le château, sentant sur mes joues le souffle froid d’un vent de liberté et comme un feu dans mes chaussettes. Un feu qui pédalait avec moi. Moi, Friedrich Karl, roi de Finlande, un samedi après-midi, sur ma bicyclette rouge.
Texte : Frédéric Viaux
Photo : domaine publique
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